"...Sur Dame Elwing, fille de Dior, bien des récits ont été contés et demeurent consignés dans la Bibliothèque du Seigneur Elrond, son fils; et de ma propre expérience de sujet de Dame Elwing et du Seigneur Eärendil je traiterai plus loin. Malgré tous mes efforts, je n'ai pu en apprendre davantage sur le Destin de Dior, son épouse et ses fils, que ce que j'en rapporte ici.
La main de Daemoth s'est faite hésitante; les caractères cursifs de l'écriture elfique paraissent moins assurés dans ce passage qui traite de Dior fils de Beren et Lùthien, et de sa famille.
Il fut un temps de tristesse et de chagrin qui frappa les Elfes Gris, à l'époque où le joyau de Fëanor fut apporté par Beren à Thingol roi de Doriath. Pourtant le royaume paraissait au sommet de sa gloire, car la puissance des Noldor s'était effondrée à la Bataille de Nirnaeth Arnoediad, à laquelle seuls nos Capitaines Mablung et Beleg avaient participé avec un contingent d'Archers, dont mon frère Daegil. Seul le royaume de Gondolïn rivalisait avec le nôtre, mais sa force reposait sur le secret alors que Doriath survivait grâce au pouvoir de Dame Melian notre Reine, défi permanent aux forces de Morgoth. Et alors que nul mal ne semblait pouvoir nous frapper de l'extérieur, c'est l'orgueil de notre roi et la cupidité de nos alliés Nains qui précipitèrent notre chute. Il a été dit comment Thingol, notre roi, fut assassiné par les artisans Naugrims (Nains), qui convoitaient le bijou Nauglamir où brillait le Silmaril. Et après la mort de notre Seigneur, Melian endeuillée se retira du monde, laissant notre royaume sans défense. S'ensuivit une guerre avec la cité de Nogrod, qui affaiblit et divisa deux peuples qui auraient du rester unis contre les forces de Morgoth.
Cette guerre coûta la vie à Daegil mon frère, puis à Vairë ma mère.
Ce fut alors le temps glorieux du règne de Beren et de Dame Lùthien: glorieux, car la beauté de la Dame, parée du Nauglamir, surpassait toute merveille de ce monde. Un enfant leur était né, le Prince Dior Elùchil, qui prit pour femme la Belle Nimloth, parente du sire Celeborn. Ce temps fut certes glorieux, mais il fut bref, car la puissance surnaturelle du Silmaril hâta la fin de Dame Lùthien, devenue mortelle comme Beren qu'elle aimait. Tous deux quittèrent le monde après moins de trente années: ils disparurent un soir dans la forêt, chantant sans tristesse. Mais nul ne sait quelle fut leur dernière demeure.
A cette époque, j'entrai au service du Seigneur Dior, et de tous ceux que je devais connaître par la suite il fut le plus noble, le plus beau et le plus puissant. De stature il ressemblait à son père, un Humain grand et fort; mais ses traits étaient ceux de sa mère, soulignés par la calme virilité d'un seigneur des Hommes. Comme ceux de sa mère ses cheveux étaient un flot d'ailes de nuit, son regard était bleu mêlé de gris, et sa voix puissante pouvait s'enfler comme les échos des colères marines, ou flotter, touchante, telle le chant d'un oiseau. Une lumière était sur son visage, comme je n'en vis pas d'autre hormis sur celui du Seigneur Eärendil.
Dame Nimloth lui donna deux fils, Elùred et Elùrin, et une fille, née une nuit près des rivières nombreuses du pays d'Ossiriand: elle fut nommée Elwing, Ecume d'Etoile. Ma compagnie avait reçu l'immense honneur d'assurer sa garde, près des frontières ouest de Doriath que nous devions également surveiller. Nous montions des chevaux rapides et étions experts au maniement de la lance et de l'arc à pied comme à cheval, et notre emblème était une Etoile d'argent au-dessus de Vagues d'Or. Mais notre équipement, depuis la guerre avec les Nains, avait gagné en beauté ce qu'il avait perdu en robustesse: nous ne portions que des casques légers, et beaucoup d'entre nous avaient du troquer les cottes de mailles contre des pourpoints de cuir.
Et vint le temps où les fiers Noldor apprirent que Dior portait un Silmaril et que Lùthien n'était plus. Les émissaires des fils de Fëanor vinrent alors présenter leurs exigences, en termes courtois mais fermes, à Dior notre Seigneur.
A mon corps défendant, j'avoue que Dior en cette heure commit une fatale erreur.
Etait-ce que le sang de son grand-père Thingol se réveilla alors, lui qui avait péri pour avoir laissé parler son orgueil ? Je me souviens que l'un des émissaires, Narnlath, était un conseiller de Celegorm, l'un des plus acharnés des fils de Fëanor; et son discours était sans concession, poli mais fier, parlant à notre roi comme si son maître avait été lui-même un souverain. Mais Celegorm comme ses frères étaient désormais des errants privés de terre, souvent haïs et méprisés par les autres Eldar, et même si ils conservaient quelques forces ils ne pouvaient prétendre égaler Dior Seigneur de Doriath. Alors notre roi répondit à Narnlath qu'il rejettait les doléances de Celegorm et de ses frères, et lui parla durement, de sorte que l'émissaire fut raillé par nombre des Sindar présents, et du repartir humilié et les mains vides. En vain dame Nimloth, pressentant le péril, essaya t-elle d'apaiser son époux: elle envoya même une nouvelle embassade, des gens choisis pour leur tact et leur courtoisie, invitant Celegorm et ses frères à de nouveaux pourparlers: par malheur, son ordre fut intercepté par les gardes du roi, et le temps perdu en explications scella le destin de Doriath.
Notre Reine, le coeur lourd, prit alors certaines dispositions, anticipant le pire.
Les messagers repartirent, et ce fut l'agonie de la paix. Avant le Printemps les fils de Fëanor réunirent une grande force, des survivants de Nirnaeth Arnoediad, vétérans bien équipés. Des fantassins pour la plupart, mais aussi de nombreux Cavaliers aux armures étincelantes, et tous maniaient des lames forgées pour la guerre contre les Orques, les Trolls et les autres démons de Morgoth, qui devaient trancher nos armures comme la faux tranche les blés. Comme tous les Eldar, ils étaient vifs et silencieux, habiles à manoeuvrer dans la forêt et, nous l'apprîmes par la suite, nombre des diplomates envoyés parmi nous avaient en fait épiés les chemins et évalué nos forces, ainsi que nos points faibles.
Je n'oublierai jamais cet hiver. Les calmes beautés du gel d'argent sur les branches et les sculptures de nos demeures contrastaient avec la violence et le sang qui coulèrent en ces jours cruels. Trois fois dans leur histoire les Elfes tuèrent des Elfes; cette fois-ci fut la seconde. L'alerte fut donnée trop tard, et ma compagnie, se portant en hâte vers notre Capitale Menegroth, n'arriva que pour donner aux morts leur dernière demeure; mais Beleg, notre Capitaine, percevant que l'ennemi devait connaître tout de nos forces et l'essentiel de leurs positions, m'envoya avec cinquante Archers à la garde de la princesse Elwing, qui demeurait dans les marches ouest de Doriath: il avait vu juste, car malgré tout le secret de cette disposition, les espions des fils de Fëanor avaient appris en quel lieu se trouvait la fille de Dior; mais ils ignoraient que la Reine Nimloth avait aussi convaincu son mari de dissimuler le Nauglamir au même endroit.
De sorte que nous revînmes juste à temps pour emporter, après un rude combat, ces deux trésors de notre Roi, car nos ennemis n'avaient envoyé qu'une petite escouade s'emparer de la princesse, et ils avaient du effectuer de longs détours pour atteindre les marches de l'ouest. Et pourtant la lutte fut longue et dure. Les Noldor se battaient farouchement, leur équipement était le meilleur; bien des nôtres tombèrent en voulant les combattre de front à la lance et au poignard; mais dans notre forêt, harcelant sans relâche leurs flancs et leurs arrières avec nos archers à cheval, nous pûmes finalement les contraindre au repli, et après d'autres épreuves nous finîmes par rejoindre le pays du Seigneur Cirdan, aux portes de la Mer. D'autres survivants de l'attaque s'y trouvaient déjà, qui nous firent le récit de la fin du roi Dior et des siens à Menegroth: comment l'attaque, bien préparée, prit les défenseurs par surprise; comment le roi Dior rassembla sa garde d'élite, les Lames-Feuilles, et affronta les Noldor d'égal à égal, au point que la victoire faillit changer de camp; son effroi lorsqu'il apprît qu'un petit groupe d'ennemis avait atteint les chambres royales, tué les gardes et les servantes, et tenait son épouse et ses fils en otage; sa rage désespérée pour les rejoindre, se taillant un chemin au milieu des lames de ses ennemis, tuant même Curufin qui tentait de lui barrer la route. Et le sacrifice de Nimloth, qui se jeta finalement devant lui pour le protéger de l'arc de Caranthir lorsqu'il l'eut finalement rejointe. Et dans son chagrin et sa rage il lança son épée sur Caranthir, qui ne survécut que quelques heures à cette blessure.
La fin demeure incertaine; d'aucuns ont raconté que Celegorm proposa la paix à Dior, le Silmaril en échange de la vie de ses fils toujours captifs; et il lui aurait alors dit que sa fille Elwing était sûrement soit prisonnière, soit déjà morte. Et alors Dior pris de folie se serait jeté sur Celegorm et l'aurait tué à mains nues, avant de périr sous les coups de ses gardes.
Longtemps, avec Beleg notre Capitaine, je fus de ceux qui recherchèrent Elùred et Elùrin, que les Noldor abandonnèrent à la mort dans les forêts de Neldoreth lors de leur retraite; et il me fut même donné de rencontrer Maedhros, l'aîné des fils de Fëanor, qui dans son repentir recherchait aussi les jeunes enfants. Dans cette entreprise nous oeuvrâmes côte à côte, oubliant la rancune et la guerre. Mais nos efforts furent vains. D'aucuns disent qu'ils furent dévorés par les bêtes sauvages, ou pris par les forces de Morgoth et tués. L'hiver, les privations peuvent aussi faire mourir deux enfants Elfes égarés dans les bois.
Mais j'ai beaucoup voyagé, depuis; et dans les sombres forêts du Sud où vivent d'étranges Humains à la peau noire, on a fait maintes chansons sur les Dieux aux Visages Blancs et Semblables, venus dans la nuit des temps, et parcourant encore les chemins secrets de la forêt, où ils traquent ensemble les démons et protègent les Chasseurs."