Je me rappelle bien les armées de Gil-Galad et d’Elendil rassemblées à la tour d’Amon Sûl, aujourd’hui ruine sur le Mont Venteux. Les Noldor et les autres Elfes de l’Ouest étaient vêtus de mailles brillantes, car certaines avaient été ouvrées au Premier Age dans l’Ithilnaur ou le mithril, leurs lances étaient d’acier bleu comme du saphir, et ils suivaient l’étendard or et azur porté par le seigneur Elrond. Les Hommes portaient de puissantes armes à la façon de l’ancien Nùmenor, heaumes semblables à des oiseaux de mer, longues épées inscrites de runes rouges et or, et cotte de mailles noires et argent. Ils portaient de grands boucliers ornés de sept étoiles, et ceux qui suivaient Isildur fils d’Elendil les arboraient sur leur bannière, au-dessus d’un arbre blanc.
Je me tenais parmi les Archers Noirs, la garde d’Oropher roi de Mirkwood, que menait son fils Thranduil : cinq mille Elfes de la Forêt composaient son armée, la plus vaste des peuples libres à l’est de l’Anduin. Mais les nôtres étaient accoutumés à la guerre forestière, armés de simples poignards outre nos arcs de frêne noir ; et si, sur les conseils de notre prince, nous avions renforcé nos flèches afin qu’elles puissent percer les plus lourdes armures, nous n’étions vêtus que d’armures de cuir et de casques légers.
A Edellas-ami-des-Hommes, mon voisin dans les rangs, je demandai :
« Curieuse livrée pour des Humains, cet arbre sur leurs étendards. D’ordinaire, ils n’ont guère d’amour pour ce qui pousse et porte fruit. »
Avant la guerre, une petite fille lui était née en la forêt de Mirkwood : elle portait le nom de la fleur blanche des bois elfiques, Niphredil.
« C’est vrai pour certains d’entre eux. Mais tu parles des gens d’Isildur, un prince auteur de grands exploits parmi les Atani.
-Les Humains sont certes forts. Tout autant que maladroits et un peu sots, répondis-je.
-Des sots, il en est dans tous les peuples, répondit Edellas en me regardant. Mais le Seigneur Isildur n’est pas un tueur de dragons ou un massacreur d’orques. Son plus grand exploit, il l’a accompli pour…une fleur. »
Cette énigme m’intrigua tant que je n’eus de cesse d’en recueillir le récit ; mais Edellas devait me faire patienter jusqu’à la veille de sa mort, sur la plaine de Dagorlad, bien des jours plus tard.
Notre armée s’était alors déjà détachée du corps principal formé par les phalanges de Gil-Galad et les puissantes légions d’Elendil : notre roi Oropher avait remporté maints succès dans les batailles livrées pour traverser les Monts Brumeux, l’Anduin, puis toutes les terres informes au nord de la Porte Noire. Dans son orgueil il avait décidé que son peuple ne suivrait pas l’armée de Gil-Galad, comme un contingent annexe des Noldor : nous avions dépassé l’avant-garde et campions assez loin de la grande armée de la Dernière Alliance. Mais bien des Elfes avaient le cœur lourd en arrivant en vue des montagnes du Mordor. Demain serait un jour de sang : dans l’air, dans l’eau et dans la terre, tous les êtres vivants se préparaient à la bataille la plus acharnée depuis la marche des Valar, trente siècles plus tôt.
Edellas et moi, notre garde achevée, prenions quelque repos au campement des Archers Noirs. Nul mirùvor, et point de chant. Les regards étaient tristes, car beaucoup savaient qu’ils se sépareraient le lendemain, pour bien des années.
Edellas était assis à même le sol, ses doigts jouant avec une petite fleur blanche encore fraîche.
Je m’assis avec lui. De ma famille ne restait que quelques feuilles éparses. Mon esprit était libre et clair comme mon poignard que j’affûtai pour la bataille.
Edellan parla sans que je lui eu rien demandé.
« Au temps de l’île de Nùmenor, le peuple des Hommes grandit jusqu’à devenir aussi brillant que celui des Noldor, et si puissant que même Sauron en vint à le redouter. Préférant la ruse à la force, Sauron se fit l’esclave de leur grand roi, un homme orgueilleux jaloux de l’immortalité des Elfes, nommé Ar-Pharazôn. Petit à petit, Sauron le pervertit davantage, s’élevant à mesure que le roi perdait l’esprit et toute mesure. Et finalement Ar-Pharazôn décida de braver les Valar eux-mêmes.
-Je connais cette histoire, répondis-je d’un ton faussement blasé.
-Mais tu ignores peut-être que les Elfes de Valinor avaient offert un grand présent aux Hommes de Nùmenor : une pousse de la race du Telperion, l’Arbre d’Argent des Jours Anciens. »
Je ne pus répondre immédiatement. Les légendes mettaient le Telperion et son frère, le Laurenin, au-delà même des Mellyrn du beau pays de Lothlorien.
« …Une telle merveille n’a été donnée aux Humains que pour périr dans l’engloutissement de Nùmenor ? demandai-je.
-Non pas. Car Sauron exigea auparavant que cet arbre fut brûlé, sacrifié à… »
Ses lèvres formèrent le nom maudit, sans le prononcer. Le Noir Ennemi du Monde.
« …Mais peu avant ce méfait, Isildur, encore un tout jeune homme, se glissa dans les cours du tyran où, jour et nuit, l’Arbre était gardé dans la solitude et les ténèbres grandissantes. Il s’empara alors du dernier fruit de cet arbre, une fleur encore ou presque, et s’échappa du palais ; mais un garde sur les murs l’aperçut et lui décocha une flèche dans l’obscurité. Isildur parvint à rejoindre les siens, mais resta longtemps entre vie et mort. Et puis le fruit germa, et le Prince se leva et oublia ses blessures. »
Mes mains avaient cessé d’aiguiser ma lame. Mon ami contemplait sa fleur blanche, et son cœur était auprès des siens qu’il ne devait pas revoir. Mais ce qu’il avait semé en moi devait germer aussi, longtemps après sa mort.
Daemoth Arcorage