Le récit se poursuit, empli de noms étranges: Menegroth, Daeron et les runes Cirth, Mablung le Fort, Beleg à l'arc de Fer, l'Anneau de Melian...Est-ce le Mirùvor, le passage rapide des heures, la musique ou les histoires d'au-delà des Âges ? votre esprit s'épuise à suivre l'histoire de ce Chasseur enveloppé de fumée. Vous ne retiendrez pas tout, mais ce passage vous restera, car Daemoth a fixé sur vous son regard comme pour graver des images pour toujours en votre mémoire:
"Lùthien...Je pourrais dire qu'elle était belle, simplement belle, comme le matin d'été qui, après une nuit de doute ou de maladie, vous éveille, vous lave et vous grandit tout à la fois. Nous le ressentions tous, les vierges et les jeunes gens comme moi, les Elfes vénérables tels les parents de son père, les bêtes et les oiseaux...Jusqu'aux fleurs et aux arbres qui semblaient se pencher vers elle avec révérence, jusqu'au vent même ou aux fontaines qui lui jouaient comme une musique venue du Paradis. En sa présence, les moins doués des ménestrels s'immobilisaient sous le flot d'images et de paroles soudaines qui les emplissaient, leur donnant de l'inspiration pour des siècles. Les plus doués, tel Daeron qui l'aima en vain, créaient aussitôt des oeuvres insurpassées depuis. J'ai été en Lothlorien, et en Fondcombe; j'ai entendu maints chants et musiques parmi les Hommes comme chez les Elfes. Rien n'égala jamais les notes parfaites et la voix envoûtante de Daeron le Barde, qui inventa les runes encore en usage chez les Humains et les Nains, et qui pourtant déposa tous les trésors de son âme aux pieds de Lùthien la Belle, en vain. Sur cette musique, sur ces chants immortels, elle dansait parfois, enfant innocente, puis vierge en son printemps, sur l'herbe de Doriath protégé des Ténèbres par la magie de sa mère, Melian l'Ange...
Et c'est ainsi que je la vis, lors d'une fête d'été, par un lointain crépuscule que je n'oublie toujours pas après plus de cinq millénaires d'errance et de peine en ces terres. Les ombelles des ciguës se balançaient sous une brise chargée de parfums nocturnes et de fleurs des vergers; ses cheveux noirs volaient comme un vent nocturne traversé du feu des étoiles elfiques. Sa robe était comme des pétales de lune flottant sur sa peau plus parfaite qu'un lys. Je ne la vis que de loin, et c'était une grande fête emplie de beaux seigneurs et de dames magnifiques; mais elle était comme nimbée de lumière au coeur de la nuit, et tous les êtres alentours vibraient à sa présence. J'étais trop jeune pour l'aimer comme on aime une femme, et elle-même sortait à peine de l'enfance des Elfes; pourtant j'ai pleuré comme pleure un amant pour qui tout est fini. Et même en pleurant ainsi, une joie et une consolation m'emplissaient, comme si rien de mauvais ne pouvait naître d'elle, plus belle que ne peuvent dire les Mortels."
Après ce discours enflammé, Daemoth semble devenu plus gris que jamais, comme consummé par son souvenir. Seuls ses yeux qui ne vous quittent pas restent brûlant de vie.
"Pauvre Daeron. Il aurait pu vous dire mieux que moi ce qu'elle était. Mais après avoir tenté de la détourner de l'humain Beren, allant jusqu'à la trahir, il se repentit et disparut au loin, chantant son amour perdu, sans fin."
Par comparaison, la suite du récit de Daemoth vous paraît pâle et dénuée d'importance. Même les splendeurs du royaume souterrain de Menegroth (les Mille Cavernes, en Sindarin), creusé par les Nains et embelli par l'art Elfique, autant jardin que forteresse, vous semblent peu de choses. Même le récit des escarmouches aux lisières de la forêt, en compagnie de vaillants Capitaines comme Mablung et Beleg à l'arc de Fer, paraissent vides de sens. Auprès de Daeron et de ses disciples, auprès de la reine Melian l'Ange, les Sindar apprenaient pourtant nombre de secrets et savoir ancien, qui les grandirent au point qu'on ne put les compter parmi les Elfes de la Nuit. Ainsi ils furent nommés les Elfes Gris, entre ombre et lumière. Et ils obtenaient par leur commerce avec les Nains maintes merveilles et objet d'art autant qu'épées, armures et casques bien forgés.