...Je m’en souviens bien. Les feuilles des mellyrn faisaient comme une neige dorée au pied des arbres blancs, et volaient tels des flocons d’or au vent d’automne. Nous étions assis au bord de la Nimrodel avec nos instruments, et la rivière nous enseignait son chant. Tombent les années légères en la forêt de Lorien, et je n’ai pas gardé au cœur tout ce que l’eau a chanté, hormis ces vers :
'U-thelion mae adavernath, nollimë !
Vaë sirà Amroth. Vaë, Namarië !'
(Mon doux seigneur s’en est allé, je l’appelle de mes vœux !
Au loin tomba Amroth. Parti au loin, Adieu !)
Parmi nous étaient quelques gens de la forêt de Mirkwood, mais la plupart étaient comme moi des Elfes Gris.
« Aîné, parle-nous des Atani, les Mortels. Sont-ils tous bons ou sont-ils tous mauvais ? »
Celle qui avait parlé se nommait Irùviel, ses cheveux avaient la couleur des blés mûrs et ses yeux celle du miel. De nous tous elle était la plus jeune, et sa voix montait comme le soleil inépuisable s’élève au-delà des nuages.
« Ce n’est pas aussi simple, répondis-je. Dans l’Ouest, il en est qui ont conservé la grandeur de leurs ancêtres, qui furent nos alliés contre l’Ennemi. A l’Est, beaucoup sont devenus des serviteurs de Sauron.
-Alors les Hommes de Gondor sont loyaux et amicaux, et ceux qui vivent dans l’Est et ont la peau foncée sont comme les Orques ?
-Tous les Hommes du Gondor que j’ai connus, comme les descendants de ceux qui vivaient en Arnor et que l’Angmar a décimés, sont loyaux. Mais ne confondez pas bonté et loyauté. Certains de ces Humains ont le cœur dur et parfois cruel. Et certains hommes qui servent l’Ennemi ont été piégés par les mensonges ou des filets d’honneur complexes, alors que leur cœur demeure loyal et fidèle.
-Mais les Atani sont-ils sots ? Car la fidélité va en définitive aux Valar, à Elbereth, à la Lumière qui ne meurt pas et créa toute chose. Cette Force aime toute créature. Enfin, sauf les orques.
-Elle aime toute créature et également les orques, qui n’ont pas choisi d’être ainsi. Mais les Humains ne sont pas sots. Ils élèvent des forteresses de pierre solides
comme celles des Nains et leurs vergers sont presqu’aussi beaux que ceux des Elfes. Leurs navires sont allés plus loin sur mer et autour de la terre que les plus rapides
des nôtres ; et leur destin est de nous survivre : mais ils n’ont pas connu la lumière de Valinor, et peu ont parlé aux Ainur. Ils dominent l’arbre et la pierre,
mais ne savent pas leur langage. Ils voient et comprennent, mais ils n’entendent ni les voix de la mer, ni les paroles du vent. Et pourtant Ilùvatar leur parle et les aime autant que nous. »
Et Irùviel posa un regard différent sur l’unique Humain que comptait notre compagnie. C’était un tout jeune homme, un brin d’herbe auprès de cette Elfe qui avait connu
deux cent étés en la Lorien ; mais lui, avec son visage long et pâle, ses cheveux déjà blancs et son regard fier et triste paraissait bien plus ancien qu’elle, comme un galet de quartz millénaire semble brillant et neuf auprès d’un un récif blanchi du sel de la dernière marée. Il se nommait Hagenn, le fils de mon ami le Capitaine Aranor, qui me l’avait envoyé en apprentissage: ce jeune homme n’avait guère de goût pour les armes et voulait se faire Ménestrel. Pourtant, son père ne le méprisait pas et avait recherché la meilleure école pour son fils. Mais je m’estimais piètre professeur, la seule corde que je maîtrisais quelque peu étant celle de mon arc. Aussi Hagenn s’entraînait-il avec de vrais musiciens elfiques.
L’un d’eux, Sarnor, un peu dépité de le voir devenu si intrigant aux yeux de la belle Irùviel, lui lança en manière de défi :
« Montre-nous donc ce que tu sais faire, et ce que la Lumière t’inspire, puisqu’elle te parle comme à moi ! »
Sarnor était le meilleur au luth et à la harpe, mais son cœur était sec et froid, hormis lorsqu’ Irùviel lui adressait la parole ou le regardait.
Le jeune Humain ne répondit pas immédiatement, son regard s’attardant sur sa lyre. Et les autres sourirent, un peu moqueurs. Les Elfes tiennent beaucoup d’Atani
pour des lourdauds, au geste aussi lent que leur esprit.
Les premières notes tombèrent, pierres lâchées dans un étang profond.
Dans le cercle d’Elfes, le jeune Humain jouait sans émotion visible. Son regard fixait l’herbe, les feuilles des Mellyrn, puis au-delà de nous le ciel automnal, gris et bleu. Les accords étaient lents et hésitants, mais non point malhabiles. Comme l’aube naissante s’annonce d’abord par une pâle lueur, puis se fait certitude lumineuse
et grandit lentement en force, ainsi la musique de l’humain prenait forme et couleur.
Certains de ce peuple ont dit que deux choses seulement sont impossibles à interrompre, un lever du Soleil et la naissance d’un enfant. Et en l’écoutant jouer,
je revoyais naître le premier matin.
Au début, je crus que la Nimrodel, qui s’était tue comme toute chose alentours, avait repris son chant. Dans le vent d’automne flottaient des mots étranges, le langage ressemblait à celui des Eldar mais la voix avait un timbre différent : c’était l’homme-enfant qui chantait. Le langage était celui des anciens Hommes de l’Ouest, et contait
la douleur de la perte : celle d’Atalantë, la terre de Nùmenor engloutie sous les flots ; celle de la reine Miriel, plus pure que l’argent et la perle, emportée par les vagues. Celles de tous les braves aveuglés par l’honneur et une loyauté trahie, partis avec leur Roi et dormant à présent sous les montagnes de Valinor. Son chant était celui de Beren quittant Tinùviel, et celui de Hùrin pleurant ses enfants ; mais alors que nos cœurs à tous entraient dans l’ombre de cette peine la musique changea : Isildur et son père marchaient à l’assaut du Mordor, Tùrin fils de Hùrin triomphait du Dragon, et Lùthien guérissait Beren revenu de la mort.
Ecoutant, je crus entendre dans la voix de l’homme-enfant les accents de celle de notre Princesse perdue ; et je m’aperçus qu’Irùviel accompagnait du sien le chant du jeune Humain, et leurs yeux étaient pleins de lumière…
Bien des années sont tombées, feuilles légères, en la forêt de Lorien depuis ce lointain jour. Mais lors de mon dernier voyage en ces terres, j’ai entendu le luth de Sarnor mêlé à une voix qui s’élève toujours au-delà des nuages: celle d’une vierge elfique chantant un enfant des Hommes depuis longtemps parti, mais non pas vers l’oubli.